Journal officiel de la République Française du 22 juin 1871
M. le Président.
L'ordre du jour appelle la première
délibération sur la proposition de MM. de
Belcastel et plusieurs de ses collègues, tendant
à concéder aux habitants de l'Alsace et de la
Lorraine des terrains en Algérie.
Je place sous les yeux de l'Assemblée le texte du projet :
Art 1er-
une concession de 100.000 hectares des meilleures terres dont l'Etat
dispose en Algérie est attribuée aux habitants de
l'Alsace et de la Lorraine qui voudraient conserver la
nationalité française et qui prendraient
l'engagement de se rendre en Algérie pour y mettre en valeur
et en exploitant les terrains ainsi concédés.
Art 2- une commission de quinze membres
sera nommée par les bureaux de l'Assemblée pour
étudier et préparer la série des
mesures destinées à réglementer
l'exécution de la présente loi et pour
déterminer, en outre, dans quelles proportions et de quelle
manière l'Etat devra intervenir en dehors de la concession
des terres, pour faciliter l'installation des travaux des
nouveaux émigrants.
Personne ne demande la parole.
M. Raudot. Je la demande.
M. le président. La
parole est à M. Raudot.
M. Raudot. Je voudrais faire
seulement quelques courtes observations.
Je crois que le projet de loi qui est présenté
donnerait une assez vive satisfaction à M. de Bismark...
(Oh! Oh!) et voici comment : aux Français de l'Alsace et de
la Lorraine, qui ont le plus les sentiments français, vous
donnez une prime d'encouragement pour quitter l'Alsace et la Lorraine!
Et bien, les Allemands seront enchantés de cette
disposition-là.
Quant à moi, je ne voudrais pas exciter ces populations si
patriotiques à quitter l'Alsace et la Lorraine; je voudrais
les y faire rester, parce que ce sera un obstacle aux projets des
Allemands, ce sera pour nous une espérance un jour. Mais, si
vous excitez les personnes qui ont les sentiments les plus
prononcés pour la population allemande, vous favorisez les
projets du gouvernement de la conquête, et, en somme, vous ne
faites rien d'utile pour la France.
Un membre . Vous ne pouvez pas
forcer tous nos anciens compatriotes à être
allemands;
M. Raudot. Permettez moi de vous
dire que si toutes les personnes qui ont des sentiments
très-français en Alsace et en Lorraine, quittent
le pays, la conquête est à jamais faite.
C'est précisement parce qu'il y a des français
qui resterons là avec leurs sentiments français
que la conquête pourra un jour être
défaite par nous et par notre armée victorieuse.
(Très bien! sur plusieurs bancs.)
Je vous prie de réfléchir sur ce point; je
n'avais pas l'intention de prendre la parole. Mais il me semble que
cette réflexion mérite qu'on s'y arrête
un instant.
Ensuite, on vous propose de donner gratuitement 100.000 hectares des
meilleures terrains aux Alsaciens et aux Lorrains qui voudront aller en
Algérie.
On s'est toujours mépris sur la manière dont il
fallait coloniser, en France. On s'est imaginé qu'en donnant
des terrains pour rien, qu'en donnant des avantages de passage, qu'en
donnant même de l'argent aux colons, on ferait de la bonne
colonisation. Quant à moi, je crois qu'on faisait tout le
contraire.
On fait de la colonisation en donnant de la liberté aux
colons, en vendant les terrains dont la propriété
est sur le champ pleine et entière, mais non pas en les
donnant. Les personnes à qui l'on donne sont ordinairement
des personnes qui n'ont pas d'énergie et qui comptent sur
les faveurs du Gouvernement aux dépens du public. Les
véritables colons sont ceux qui comptent sur leurs propres
ressources, sur leur propre énergie, qui veulent
à l'instant même être
propriétaires en vertu d'un droit incommutable.
En Algérie, on a fait tout le contraire; en voulant
coloniser on a donné des terrains, on a procuré
des avantages, on a construit des maisons, on a envoyé des
populations aux frais de l'Etat. Eh bien, ces colons n'ont pas
été de véritables colons et l'on n'a
rien fait de bon. Dans les pays où l'on fait la vraie
colonisation, on ne donne qu'une chose, la liberté, et on
arrive à des effets prodigieux dont on ne se doute pas en
France.
Telles sont les considérations qui me font demander le rejet
de la loi qui vous est proposée. (Approbation sur plusieurs
bancs).
M. le président. La parole est
à M. de Belcastel.
M. de Belcastel. Messieurs, pas
plus que l'honorable M. Raudot, je n'avais l'intention de prendre la
prendre la parole. Je croyais, je l'avoue, que cette proposition ne
soulèverait pas d'objection. Puisqu'il en a
été autrement, je dois répondre, et je
le ferai en peu de mots.
L'honorable M.Raudot craint que le vide ne soit fait en Alsace par le
courant qui se précipiterait en Algérie.
Il y a plusieurs réponses très-simples
à faire à cette objection :
La première, c'est que le courant d'émigration de
l'Alsace s'établira quand même. Ceux qui ne
veulent pas de la domination prussienne ne voudront pas rester dans la
pays pour jouer bénévolement le rôle de
pierre d'attente. Il y en a que l'empire germanique froisse
profondément, et ceux-là s'en iront aux Etats
Unis; ce courant d'émigration est déjà
sensible. L'Alsace est un pays d'émigrants qui fournit tous
les ans aux Etats Unis une population nombreuse. Eh bien, il est tout
simple qu'au lieu de la laisser aller aux Etats-Unis, nous la retenions
sur la terre fançaise. La seconde réponse c'est
que ce vide n'est pas de nature à dépeupler
l'Alsace.
100.000 hectares à 50 hectares par famille
composée en moyenne de cinq personnes, c'est 10.000
âmes sur 1.500.000 qui demeurent
séparés de nous.
Le reproche fondé sur le plaisir que cause le projet
à M. de Bismarck m'a étonné
profondément, puisque ce projet faisant en même
temps grand ^plaisir à M. Keller, qui avait bien voulu
m'exprimer sa reconnaissance pour l'avoir proposé. Je crois
que M. Keller, pour les intérêts alsaciens, est un
bon juge qu'on peut écouter sans crainte de tomber dans le
germanisme.
la seconde objection présentée par M. Raudot,
repose sur les difficultés d'établissement, sur
la stérilité d'une colonie fondée par
des Alsaciens à qui l'on concéderait des terres.
Je dois le dire, messieurs, là encore l'objection tombe
d'elle même. Elle a été
étudiée au double point de vue de l'Alsace et de
l'Algérie. Or, il résulte de cette double
étude que les terres ne seraient données
qu'à des émigrants qui offriraient toutes les
garanties désirables. Un comité s'est
formé en Alsace pour juger les titres de ces
émigrants; les études sont
déjà assez nombreuses, et, en
définitive, il ne faut pas oublier qu'il y a là
des français à racheter, que ces
français demandent à être
rachetés, et que leur situation mérite tout notre
intérêt. (Très bien! très
bien!)
M. le président. La parole est à M. Lucet.
M. Lucet, rapporteur. Messieurs, autant que l'honorable M. de Belcastel, j'ai été surpris des objections de M. Raudot a faites au projet de loi. En effet, aucune des objections qu'il a présentées n'est digne de fixer sérieusement l'attention d'un homme qui s'est occupé de cette question.
M. Raudot. Je demande la parole.
M. le rapporteur. M. de Belcastel
a répondu comme je l'aurais fait moi même
à la première desobjections. Il est certain qu'un
courant d'émigration existe depuis longtemps dans les
départements de l'Alsace et de la Lorraine; il est certain
que, jusqu'à ce jour, ce courant d'émigration n'a
pas été dirigé vers
l'Algérie, et aujourd'hui des circonstances politiques
extrêmement graves, sous l'empire desquelles se trouvent
placées les populations de ces provinces, qui ont perdu la
qualification de territoire français, vont augmenter encore
le courant de cette émigration.
La question qui se présente tout naturellement est donc
celle-ci :
Y a t-il intérêt pour la France de perdre des
hommes qui étainet attachés à ses
institutions, qui étainet attachés à
ses institutions qui étaient attachés
à son sol, que d'effroyables malheurs, que de grands
désastres en ont violemment séparés,
et que nous avons tous à coeur de conserver? ou bien, au
contraire, faut il les laisser se diriger vers d'autres pays?
Que l'honorable M. Raudot en soit bien convaincu, il y a une certaine
quantité d'Alsaciens et de Lorrains qui profiteront de la
faculté qui leur est donnée pour conserver le
titre de Français, qui ne voudront pas vivre sous les
institutions germaniques, surtout dans le voisinage de la France, et
qui, par conséquent, demanderont à d'autres
climats une sorte de refuge contre cette souffrance morale, qui ne
manquerait pas de les assaillir sans cesse dans le courant de la grande
épreuve qu'ils ont à subir.
Ce courant d'émigrant existe; il faut le diriger chez nous.
On a pensé que le moyen le plus simple, le plus efficace,
c'était de la diriger vers l'Algérie, qui est une
seconde France. Ici, nous répondons à un double
besoin : en premier lieu, celui de donner satisfaction aux sentiments
patriotiques qui survivent dans le coeur des habitants de l(Alsace et
de la Lorraine après le désastre qui les a
frappés, après la séparation violente
de leur pays d'avec la France, et, en second lieu, au besoin de
coloniser l'Algérie, car avant tout, il faut lui procurer
une large immigration.
Ne l'oublions pas, avant même que la France vit son
territoire diminué, il était de sons
intérêt d'agrandir sa population. Aujourd'hui,
à plus forte raison, alors que nous avons subi une
diminution sensible de territoire et de régnicoles, sommes
nous intéressés à trouver ailleurs que
sur notre sol, parce qu'il ne pourrait y suffire, une sorte de berceau
pour l'accroissement de notre population ?
Eh bien, le pays qui s'offre tout naturellement pour atteindre ce
résultat d'une façon efficace, c'est
l'Algérie.
L'Algérie, par suite du système qu'elle a subi
jusqu'à présent, n'a pau ouvrir suffisamment ses
bras à l'immigration. La population est restée
presque stationnaire depuis quarante ans. Il est bon douvrir un courant
aux populations qui voudront la peupler.
La commission a pensé avec les honorables
représentants auteurs de la proposition qu'il serait
à la fois patriotique et utile d'attirer en
Algérie les habitants de l'Alsace et de la Lorraine qui
veulent conserver leur titre de Français.
La seconde objection de l'honorable M. Raudot consiste à
prétendre qu'en donnant gratuitement des terrains, nous
attirerons en Algérie des hommes qui ne sont pas en position
de les faire valoir. Pense-t-il qu'il suffit de leur donner la
liberté, rien que la liberté et de les abandonner
ainsi sans secours, sans soutien dans cet immense pays, pour assurer
leur prospérité? Ce serait une illusion bien
grande et bien fâcheuse. Que l'honorable M. Raudot en croie
l'expérience des hommes qui ont suivi pas à pas
la colonisation en Algérie, qui ont constaté les
fautes commises et qui savent ce qu'il faut faire pour y
remédier.
La première condition est de donner des terrains comme en
Amérique, en quelque sorte pour rien. Comment pourrait-on
songer à appeler en Algérie des
émigrants déjà presque
ruinés par les fléaux de la guerre, et qui
devraient épuiser leurs premières ressources dans
l'acquisition des terrains, en contractant des dettes qui les
forceraient à grever ces terrains d'hypothéques,
et les empêcheraient par suite de recourir au
crédit? Ce n'est pas impossible. Il faut par
conséquent, dans cette circonstance, donner aux habitants de
l'Alsace et de la Lorraine des terrains gratuitement.
Il ne faut pas croire que, jusqu'à présent, les
concessions de terrains aient été gratuitement
faites en Algérie. Quand on donnait des terres moyennant une
rente annuelle d'un franc par hectare, on imposait, en outre, aux
malheureux concessionnaires des clauses tellement exorbitantes, qui
limitaient tellement leur activité, qu'il aurait mieux valu
pour eux qu'ils achetassent très cher ces terrains.
Les terres données gratuitement n'empêcheront pas
les concessionnaires d'user de toute leur liberté pour les
mettre en culture. Rassurez vous, nous n'avons pas demandé
au'on attirât en Algérie des gens sans aveu ou des
travailleurs sans ressources.
Si l'honorable M. Raudot avait assisté aux discussions qui
ont eu lieu dans le sein de la commission, il aurait vu avec quel soin,
au contraire, cette question y a été
discutée. Nous avons demandé la garantie d'un
certain avoir; nous ne voulons faire ces concessions qu'à
des personnes qui pourront y faire face aux frais de premier
établissement.
La commission n'a pas cru devoir empiéter sur la mission de
celle qui doit être nommée et qui sera
chargée d'indiquer les voies et moyens à employer
pour mettre ce projet à exécution.
En quoi consiste le projet de loi actuel ? Il dit qu'on accordera,
à titre gratuit, 100.000 hectares de terrains à
ceux des habitants de l'Alsace et de la Lorraine qui voudront conserver
le titre de Français et qui voudront en même temps
prendre l'engagement d'aller s'établir comme colons en
Algérie. Ce premier principe adopté, vous
nommerez une commission de quinze membres qui sera chargée
de régler toutes les conditions auxquelles devront
être soumises, pour être
agréées, les personnes qui désireront
bénéficier de cette faculté d'obtenir
des terrains à titre gratuit.
En même temps, la commission examinera les charges que le
Gouvernement aura à s'imposer pour leur faciliter les frais
de premier établissement. Toute la question pratique est
donc réservée, et, que M. Raudot se rassure, il
peut être convaincu que des hommes qui depuis quarante ans
ont vu ce qui se passe en Algérie, qui ont
constaté surtout les immenses inconvanients de
l'ingérence administrative dans la libre expansion de la
colonisation, veilleront à ce qu'on ne retombe pas dans les
fautes passées; on saura concilier les conditions
nécessaires au succès, avec la
liberté, qui est la base fondamentale de la
prospérité à quelque point de vue
qu'on se place.
La proposition consiste donc uniquement en ceci : un article 1er dans
lequel on dispose de 100.000 hectares de terrain; un article 2 qui dit
qu'une commission de quinze membres, nommée dans les
bureaux, sera chargée d'assurer l'exécution de
cette loi, en indiquant les moyens qui devront être
employés pour faciliter, pour assurer le succès
de cette mesure éminemment patriotique et favorable
à la colonisation de l'Algérie. (très
bien! très bien! - Aux voix!)
M. Raudot. Je demande à répondre un mot.
M. le président. M. Raudot a la parole.
M. Raudot. Messieurs, cette
question mérite votre attention; car je vous
préviens qu'il ne s'agit pas seulement de faire de la
philantropie, mais qu'il s'agit d'une question d'argent, et dans ce
moment-ci on devrait être extrêmement
réservé pour engager l'Etat dans des
dépenses dont on ne connait pas l'étendue.
Je vous prie de remarquer que la proposition dit : On donnera 100.000
hectares. D'abord, si ces 100.000 hectares peuvent être
vendus, c'est un sacrifice que faut l'Etat. Mais ensuite, dans cette
commission de quinze membres qui doit être nommée
d'après l'article 2, on examinear les sacrifices que l'Etat
devra faire.
C'est là une question budgétaire qui peut vous
entraîner fort loin.
M. de Belcaster. Je demande la parole.
M. Raudot. M. Lucet disait, en commençant, que les objections que je faisais ne méritaient pas de fixer l'attention d'un homme sérieux....
M. le rapporteur. Je n'ai pas dit cela; j'ai dit : d'un homme qui avait étudié ces questions.
M. Raudot. Je crois que vous
êtes tous des hommes sérieux, et vous allez voir
que la question mérite de fixer votre attention.
Cette question des terres données gratuitement, croyez-vous
qu'elle soit nouvelle? Elle a, en 1848 et 1849, agité
l'Assemblée nationale, et l'expérience est faite.
A cette époque, un homme illustre, un
général du plus haut mérite, a fait
prévaloir dans l'Assemblée le système
des concessions gratuites de terrains en Algérie et des
sacrifices faites par l'Etat pour coloniser. A cette époque,
j'étais un homme presque inconnu. (Ah! Ah!) et je n'ai pas
craint de m'élever contre le système de
l'illustre général, et je lui ai
prédit qu'il échouerait; l'Assemblée
est entré dans le système des conditions
gratuites de colonisation faite avec l'argent de l'Etat et le
système a croulé par la base; telle est
l'espérience.
Je disais : Vous ne ferez point de colonisation véritable;
et il n'y a pas eu de colonisation réelle. Sans doute,
messieurs, on a envoyé 20.000 hommes en Algérie,
on a acrifié beaucoup de millions pour ces
prétendus colons, et au bout de très peu de
temps, ils sont revenus, ou ils sont morts.
Ceux qui avaient été les plus habiles, qu'ont-ils
fait? Ils ont revendu le lendemain ou le surlendemain ou le
surlendemain les terrains qui leur avaient été
donnés pour rien. L'année suivante, ils
étaient de retour en France.
Quand vous donnerez gratuitement des terrains, est-ce que vous n'allez
oas mettre une chance qui forcera les concessionnaires à
coloniser ? Si vous ne le faites pas, vos prétendus colons
ne coloniseront pas, ils n'auront fait que piller le trésor
public. Mais si vous ne mettez pas pour condition à la
propriété de la concession qu'on devra cultiver
les terrains, et reconnaître par des travaux le don que fait
l'Etat, alors vous entrez dans la voie de la règlementation
et du provisoire, vous ne faites rien de bon, vous détruisez
toute colonisation en croyant la servir.
vous dites : Il y a des émigrants alsaciens en
Amérique, mais il y en a peu en Algérie. C'est
fâcheux; nous avons une magnifique colonie, une terre
française, il faut faire en sorte que ces Alsaciens se
rendent en Algérie.
Eh bien, vous croyez les forcer à la faire par les dons de
l'Etat, et je vous explique que le résultat ne sera pas bon.
Vous aurez beau faire, vous aurez beau donner des terrains pour rien,
les véritables colons n'iront pas en Algérie.
Ils n'iront pas tant que vous aurez un système comme celui
qui domine en Algérie.
Voix à gauche. Voilà la question!
M. Raudot. Ils n'iront pas tant
que la liberté ne sera pas établie en
Algérie, tant que vous n'aurez pas renoncé
à votre système de centralisation excessive, qui,
en France, cause déjà tant de mal, et qui, en
Algérie, paralyse tout. (Très bien!) Vous aurez
beau faire, je le répète, les colons ne viendront
pas.
(Marques d'assentiment sur plusieurs bancs.)
Quelques membres au banc de la commission.
Nous sommes d'accord !
M.Raudot. Permettez; si vous êtes d'accord avec moi, ne donnez rien du tout.... (Oh! Oh!)
M. Ducuing. Donnons tout, au contraire!
M. Raudot. .... ou changez votre admnistration en Algérie.
M. Ducuing. Donnons la liberté d'abord !
M. Raudot. La première chose à faire, c'est de donner la liberté à la colonisation, la liberté d'agir sans règlementation, sans paperasseries et sans lisières.
M. de Mahy. Il faut la donner dans toutes les colonies.
M. Raudot. Il faudrait, pour en
arriver là, commencer d'abord, messieurs, par la France,
parcequ'il est impossible, si vous conservez en France le
système de fonctionnarisme, la centralisation excessive qui
nous opprime, de rien faire dans l'Algérie, dont
l'administration sera toujours le reflet de la France, et encore bien
plus accentuée dansses mauvais effets.
Permettez-moi de vous dire, messieurs, à quoi vous arrivez
avec le système actuel.
Un officier d ela marine m'a dit un jour, -il y a de cela un certain nombre d'années :- Je suis allé dans une petite colonie française qui commençait, qui se fondait. Qu'est ce que j'y ai vu ? Soixante cinq colons d'un côté et cinquante huit fonctionnaires de l'autre ! (On rit.) Avec ce système là, comment voulez vous faire quelque chose de bon ? Les grandes colonisations sont absolument impossibles.
M. de Belcastel. Ce n'est pas la question !
M. de Raudot. Oh! c'est
parfaitement la question. Donnez aux colons la liberté
d'agir au lieu d'entraves de toutes sortes, vendez lui les terrains;
quand un homme a acheté un terrain, il est
propriétaire incommutable de ce terrain, il en peut faire ce
qu'il veur; un homme qui achète le sol est un homme
sérieux qui veur coloniser, et on ne va pas pyer un terrain
pour n'en rien faire. Mais le terrain que vous donnerez, les trois
quarts du temps celui à qui vous en ferez la concession sera
un homme qui voudra piller le trésor public et pas autre
chose, un cabaretier souvent qui n'aura pas la moindre idée
de colonisation. Renoncez à votre système et
prenez le mien, celui des Etats-Unis, celui de l'Angleterre, et alors
vous n'aurez plus des Alsaciens s'en allant aux Etats-Unis, ils
viendront naturellement en Algérie.
Il y a un autre exemple à citer.
Pourquoi les populations si actives, si intelligentes des Pyrénées, comme les Basques, les Béarnais, s'en vont elles en Amérique au lieu d'aller coloniser en Algérie? Elles ont fondé une magnifique colonie à Buenos-Ayres et dans la Plata. Pourquoi y vont elles? C'est parce qu'elles ne sont pas soumises à cette règlementation excessive et à tout ce système qui nous énerve et nous entrave.
tant que vous aurez ce système, vous ne pourrez pas
faire de la colonisation.
Mais j'en reviens à la question. Ne donnez pas l'argent de
l'Etat, ne donnez pas les terrains de l'Etat, ne faites pas des
sacrifices pour engager des gens à venir en
Algérie; qu'ils y viennent s'ils jugent qu'il ya moyen d'y
gagner de l'argent, d'y gagner leur vie et de fonder des familles. Mais
si vous persistez dans le système de faire des dons, vous
n'arriverez à rien qu'à gaspiller le
tésor public, et le trésor public n'a point, dans
ce moment surtout, d'argent à perdre.
M. le rapporteur. je demande la parole.
M. de Belcastel. je l'avis demandée auparavant.
M. le président. La parole est à M. de Belcastel.
M. de Belcastel. Je laisserai la
parole très promptement à l'honorable M. Lucet,
pour défendre la proposition au point de vue de
l'Algérie. Je n'ai qu'un seul mot à dire.
La plus grande partie de l'argumentation de l'honorable M. Raudot a eu
pour but de défendre et l'argent et les terres de l'Etat.
Eh bien, quant à moi, mon opinion est toute
différente. Il me semble que dans un temps où il
est universellement reconnu que les territoires peuvent passer de main
en main à travers les Etats, que la terre morte n'est rien
et que les hommes sont tout; au moment où il est
universellement admis que l'acte le plus grave, - un acte tellement
grave qu'on croit qu'à peine il appartient à une
Assemblée de la décider, - l'acte le plus grave,
c'est celui qui fait passer des hommes d'une domination sous une autre;
à ce moment, il y avait quelques chose de grand et de moral
à venir dire aux Alsaciens :"Nous avons
cédé votre territoire, nous n'avons pas pu ne pas
le faire; mais nous vous offrons, en Algérie,
l'étendue de la moitié d'un
département; si vous voulez vous y établir, ce
sera une seconde France, fécondée par votre
travail, ennoblie par votre fidélité à
la mère patrie."
A ce sujet, messieurs, permettez-moi d'invoquer un souvenir. Un des
membres de la commission a bien voulu nous dire que, dans un voyage
qu'il avait fait en Styrie, il a retroucé un village
silésien, tout entier composé d'habitants de la
Silésie qui avaient émigré au moment
où leur pays avait passé sous la domination de la
Prusse. Eh bien, dans ces contrées lointaines, ils avaient
prospéré; ils formaient le village le plus
nombreux et le plus riche de la Styrie; ils gardaient leurs moeurs
natales, et c'étaient peut être les sujets les
plus affectionnés à leur ancienne patrie.
(Mouvement.)
M. le rapporteur. Le moment n'est
pas venu de discuter ici de la réorganisation de
l'Algérie; le jour viendra, et j'espère qu'il est
proche, où cette question sera discutée comme
elle doit l'être, c'est à dire avec une
entière liberté et comme il convient à
une Assemblée qui se préocupe vivement des
destinées de ce grand pays. (Très bien!
très bien!)
Je demande donc à l'honorable M. Raudot la permission de ne
le suivre dans aucune de ses digressions. La question qui nous occupe
aujourd'hui est toute spéciale; il s'agit de savoir si,
limitativement, pour les habitants de l'Alsace et de la Lorraine qui
veulent conservernlanqualité de Français, le
Gouvernement concèdera, à titre gratuit, 100
mille hectares de terrain en Algérie, et cela, par les
motifs que vous connaissez et que chacun de vous apprécie
dans son patriotisme.
M. Raudot s'est trompé en évoquant le souvenir de
l'émigration en Algérie de 1848; il a
parlé de 20.000 émigrants; c'est 13.000 seulement
qu'on y envoya en 1848, et puis les émigrants de cette
époque n'étaient pas du tout de la nature de ceux
dont nous sollicitons aujourd'hui l'envoi en Algérie. (C'est
vrai! C'est vrai!)
C'était, en partie, le rebut des ateliers nationaux de
Paris... (C'est cela! - Très bien!); c'étaient
des individus qui, dans tous les cas, n'avaient aucune aptitude pour la
colonisation.
Sans doute, il y avait parmi eux de braves et loyaux citoyens, mais il
y en avait d'autres qui ne méritainet pas la confiance qu'on
leur accordait; c'était, en un mot, une
émigration très mélangée.
Et, plus tard, quand l'Algérie a pu suivre pas à
pas les actes et les travaux de ces émigrants qui lui
avaient été envoyés en bloc, elle a su
distinguer les hommes de coeur et d'intelligence de ceux aui, au
contraire, n'ayant aucun goût pour la culture, ont
été obligés de retourner en France ou
sont morts après avoir traîné leur
misère sur une terre qui n'était pas faite pour
eux. On y avait, en effet, envoyé des modistes, des
fleuristes, des tailleurs, des hommes d'arts et de métiers
qui n'avaient jamais eu la moindre notion d'agriculture et qui devaient
nécessairement échouer misèrablement
comme ils l'ont fait. Mais à côté d'eux
il y a eu des émigrants qui possédaient ces
notions, qui se sont vaillamment mis à l'oeuvre, et qui ont
parfaitement réussi. Je pourrais citer je ne sais combien de
villages qui aujourd'hui sont en pleine
prospérité et qui datent de cette
époque.
Les émigrants dont nous nous occupons en ce moment sont des
cultivateurs; la terre qui leur sera donnée gratuitement ne
sera, en quelque sorte, qu'une première mise de fonds.
Si M. Raudot avait assisté aux discussions qui ont
eu lieu dans le sein de la commission, il saurait que nous avons pris
des précautions extrêmement sérieuses
pour éviter les inconvénients qu'il signale.
La commission qui sera appelée à
succéder à celle dont je suis l'organe,
s'emparant probablement de notre pensée et partageant notre
avis, jugera, comme noous, qu'il y a lieu d'exiger des personnes qui
bénéficieront de ce don gratuit de terres, dont
chaque lot sera, en moyenne, de 40 à 50 hectares, un apport
pécuniaire de 4 ou 5 milles francs au moins, et les familles
concessionnaires, seront l'objet d'un examen attentif au point de vue
de la moralité, de la part d'une
société d'émigration
constituée à cette fin en France.
Ces familles offriront donc des garanties sérieuses. Quant
elles arriveront en Algérie, elles prendront possession des
terres qu'on leur donnera, sans attendre les lenteurs administratives
qui ne peuvent plus, qui ne doivent plus exister : elles construiront
leurs maisons d'habitation avec leurs propres ressources; elles
constitueront ainsi une sorte de patrimoine; et c'est seulement alors,
lorsqu'on aura acquis la certitude que ces familles ne veulent pas
trafiquer du don qui leur a été fait, comme
parait le craindre l'honorable M. Raudot, que le titre
définitif de propriété leur sera
délivré.
Soyez convaincus, messieurs, que votre commission, s'inspirant de la
pensée qui doit l'animer dans cette circonstance,
à savoir : la pensée d'ouvrir les bras
à l'émigration de l'Alsace et de la Lorraine et
de constituer en Algérie un noyau fécond de
colonisation, prendra toutes les mesures nécessaires pour
sauvegarder à la fois et les intérêts
de la colonie et les intérêts de l'Etat.
Non, messieurs, dans les circonstances où nous sommes, on ne
s'aventurera pas dans des largesses
inconsidérées; mais on fera ce qu'on doit faire;
on viendra en aide à des familles deux fois malheureuses,
malheureuses d'abord pour avoir été les
premières foulées par l'invasion
étrangère, malheureuses ensuite pour avoir
.............suite à venir
Journal
officiel du vendredi 16 septembre 1871
débats autour de l'article de loi
M. le président, La
commission propose d'ajouter :
"Un crédit de 400.000 francs est ouvert pour la colonisation
sur l'exercice 1871."
M. Lucet, rapporteur.
La commission propose cette addition. Sans cela, durant les trois
derniers mois de l'année, il serait impossible de
procéder à la réception et
à l'installation d'aucun colon.
L'autre jour, lorsqu'on a présenté à
la décision de l'Assemblée, dans le budget
rectifié, la suppression de 400.000 fr. sur la colonisation,
j'ai eu l'honneur de monter à la tribune et de faire
observer à l'Assemblée que cette somme devrait
être restituée, et c'est ce que je viens vous
demander.
L'honorable M. Cochery a déclaré que, lors de la
discussion de la loi actuelle, cette restitution serait faite; c'est
pour cela que je demande qu'on restitue les 400.000 fr. que vous avez
retranchés avant hier comme excédent à
l'article Colonisation.
Je m'en rapporte à la promesse faite par M. Cochery.
M. le président. Il n'est pas
possible de faire une ouverture de crédit sans
connaître l'avis de la commission du budget et du
Gouvernement.
M. le comte Benoist-d'Azy. Rien ne s'y
oppose.
M. le rapporteur. Nous demandons le renvoi
à demain. Je croyais que c'était convenu l'autre
jour.
Je me permets d'insister et de rappeler à
l'Assemblée que je suis monté à la
tribune avant hier spécialement pour cette somme de 400.000
fr. que je demandais, non pas de supprimer, mais plutôt de
conserver pour l'affecter aux dépenses
nécessitées par la loi soumise en ce moment au
vote de l'Assemblée. Au reste, M. Cochery, rapporteur de la
commission du budget pour cet article, a pris la parole et a
répondu à mes observations que la somme de
400.000 fr. ferait l'objet d'un crédit spécial
lorsque la loi actuelle serait votée. Je me fiais
complétement à ce qui avait
été décidé à ce
moment là, et voilà pourquoi j'ai cru pouvoir me
dispenser d'en parler à la commission du budget. J'ai dit
que ce serait un simple virement.
Encore une fois, je croyais que c'était une affaire
réglée.
M. Benoist-d'Azy. La commission
répondra demain.
M. le président. Ce n'est pas
un virement; c'est un crédit nouveau, puisque la somme n'a
pas été portée au budget.
M. Cochery. Il ne peut pas y avoir
d'obscurité sur le vote qui a eu lieu
précédemment.
Voici quelle était la situation :
Il y avait, au budget voté par le Corps
législatif pour l'exercice 1871, un crédit de
1.000.000 de francs affecté à la colonisation.
Nous avons fait l'observation au ministre de l'intérieur
qu'au milieu des circonstances qui affligeaient la France, et
après l'insurrection qui avait éclaté
en Algérie, il n'était pas possible qu'on
eût employé ce crédit. Nous lui avons
donc proposé une réduction de 400.000 francs, et,
pour ne pas faire une économie intempestive, nous l'avons
prié de télégraphier au gouverneur
général de l'algérie l'indication de
la réduction du crédit, afin de provoquer ses
observations, s'il y avait lieu.
Le gouverneur général n'a fait aucine
réponse; nous avons donc pensé qu'il n'y avait
aucune objection à la résolution de votre
commission du budget.
Nous vous avons, en conséquence, proposé
l'annulation du crédit de 400.000 francs et vous avez
voté cette annulation.
Aujourd'hui, notre honorable collègue, M. Lucet,
à l'occasion de la distribution de terres aux Alsaciens et
aux Lorrains, vous demande un crédit de pareille somme de
400.000 fr. pour subvenir aux dépenses et frais de la
colonisation qu'il cherche à provoquer.
La commission du budget n'a pas à contester cette demande.
Aussi, vous devez vous rappeler que l'autre jour, sur l'observation de
notre honorable collègue, j'ai fait la
déclaration que la suppression de 400.000 fr. portait sur le
crédit voté par le Corps législatif,
et que vous auriez la faculté d'en disposer sur les
nouvelles résolutions législatives que vous
pourriez voter. Seulement, si vous disposez de cette somme, il y aura
lieu à une nouvelle affectation de crédit.
A la suite de la loi dont notre honorable collègue, M.
Lucet, sollicite le vote en faveur des Alsaciens et des Lorrains, vous
pouvez donc attribuer, soit une somme de 400.000 fr., soit une somme
supérieure, pour les nécessités de la
colonisation qu'il propose. Vous aurez ainsi annulé l'ancien
crédit par le Corps législatif, lequel se
rapportait à la colonisation, en
général; mais vous avez évidemment
conservé la liberté complète et
absolue d'attribuer telle somme que vous voudrez pour la colonisation
spéciale des Alsaciens et des Lorrains.
Nous sommes dans une situation analogue à celle
où noous nous trouvions au commencement de la
séance : il y avait un crédit attribué
par le Corps législatif à l'école
d'artillerie de Metz; nous avons dû supprimer le
crédit, puisque l'école d'artillerie de Metz
n'existe plus. Mais comme elle doit être rétablie,
soit à Bourges, soit à Fontainebleau, vous avez
voté un nouveau crédit qui sera
dépensé dans la nouvelle résidence de
l'école d'artillerie. C'est la même situation qui
se présente pour le crédit de 400.000 francs.
Il s'agit, en définitive, de maintenir la
sp&cialité des dépenses, et c'est ce qui
vous aura amenés à annuler un crédit
ouvert pour la colonisation et à la rétablir pour
un cas de colonisation particulière.
Donc, pour satisfaire aux besoins indiqués par M. Lucet, il
faut une proposition spéciale de crédit, un
renvoi à la commission du budget, et, enfin, un rapport de
cette commission. C'est seulement sur ce rapport que vous voterez.
M. le rapporteur. Voici, messieurs, un moyen bien simple de résoudre la difficulté qui se présente. On laisserait subsister dans l'article qui est soumis à votre vote que ce sera sur l'article Colonisation que le crédit sera pris, et ensuite on porterait qu budget la somme de 400.000 francs. On puiserait dans ce crédit la somme nécessaire.
M. Cochery. Mais non, il est plus simple et plus régulier de présenter la demande d'un nouveau crédit de 400.000 francs.
M. le rapporteur. C'est ce que je demande.
M. Cochery. Vous ne pourriez faire revivre un crédit que l'Assemblée a annulé. Aujourd'hui il faut créer un nouveau crédit.
M. le rapporteur. Peu m'importe, pourvu que le crédit soit attribué aux causes de la loi nouvelle.
M. le ministre de l'intérieur. La commission du budget pourra vous proposez demain d'inscrire au budget, non pas l'ancien crédit de 400.000 francs que vous avez supprimé, mais un crédit spécial pour cette colonisation, afin que s'il se présentait des colons on puisse pourvoir à leur installation.
M. le président. Monsieur Lucet, quel parti prenez-vous?
M. le rapporteur. Je prends le parti que vient de proposer M. le ministre de l'intérieur, c'est d'accepter l'annulation du crédit et demain la commission du budget s'entendra à cet égard et proposera un crédit spécial.
M. le pésident. L'article 10 reste alors ce qu'il était primitivement dans le projet.
M. le ministre de l'intérieur. On est d'accord sur l'utilité de ce crédit de 400.000 fr. Il a éré retranché au budget; il faut l'y rétablir de nouveau en raison des circonstances qu'on a indiquées.
Un membre. Il n'y a pas de raison pour attendre jusqu'à demain, on peut voter tout de suite.
M. le président. Alors nous reprenons l'amendement de M. Lucet ? (Non ! non !)
M. Cochery. Je le répète, il faut, puisque l'ancien crédit a été justement annulé pour obéir aux régles financières, présenter la demande d'un crédit nouveau.
M. le ministre. ce n'est pas dans la loi que nous votons que doit être inscrit ce crédit, mais dans la loi du budget.
M. le président. Je mets aux voix l'article 10, tel qu'il est dans le projet.
( L'article 10 est mis aux voix et adopté.)
(Supplément.)
"Art. 11- Les minsitres des affaires étrangères et de l'intérieur, et le gouvernement civil de l'Algérie sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution de la présente loi."
M. le rapporteur. Cet article doit être considéré comme non avenu; nous l'avons supprimé.
M. le président. En ce cas, je mets aux voix l'ensemble du projet de loi réduit aux dix articles que l'Assemblée vient de voter.
(L'ensemble du projet de loi est mis aux voix et adopté.)
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